Une chambre à soi

Écrivez ce que vous désirez écrire, c’est tout ce qui importe, et nul ne peut prévoir si cela importera pendant des siècles ou pendant des jours.

Virginia Woolf, Une Chambre à soi
yayoi kusama

Yayoi Kusama, un point dans l’univers

Mais avant de pass­er au sexe  — et non, il ne s’ag­it pas d’une ten­ta­tive pour vous faire rester — il y a quelque-chose dont il faut par­ler. En effet, quand on par­le de stat­ue, on visu­alise bien les stat­ues en mar­bre type Grèce antique ou Michel-Ange. Du coup, une sculp­ture molle, qu’est-ce que c’est ? (C’est pareil mais en mou) Pour le com­pren­dre, nous allons encore une fois faire un petit saut biographique (lit­térale­ment !). Les plus vivaces d’en­tre-vous se rap­pel­lent que notre artiste est née en 1929 : elle était donc vivante et hors de son berceau lorsque la sec­onde guerre mon­di­ale éclate. Et si ce n’é­tait pas le cas lors de la pre­mière, le Japon est cette fois-ci impliqué. Durant cette péri­ode, Yay­oi Kusama se retrou­ve donc à con­fec­tion­ner des para­chutes en toiles pour les sol­dats japon­ais. Cer­tains voient dans l’ac­tion répéti­tive de coudre les mêmes choses en toile toute la journée la source

des sculp­tures molles de Yay­oi Kusama — eh oui, elles sont molles parce qu’elle sont réal­isées dans des matières qui ne sont pas dures.

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Quelques exem­ples de sculp­tures molles

Ce qui est intéres­sant dans les sculp­tures molles, c’est qu’elles sont une sorte de reprise “inver­sée” des infin­i­ty nets : ce qui se trou­vait avant sous forme de points sur un for­mat plat est ici représen­té en relief. Le motif du pois ne dis­paraît d’ailleurs pas : il est présent sur l’artiste, et sur cer­taines des sculp­tures, qui devi­en­nent eux aus­si un endroit sur lequel il est pos­si­ble de pro­jeter l’in­fi­ni : après tout, lui aus­si est partout. Elle fusionne d’ailleurs de manière plus lit­térale avec ses oeu­vres, puisqu’elle fait par­tie à part entière de leur mise en scène pho­tographique. Et si vous êtes cette per­son­ne qui pense sou­vent avoir l’e­sprit inutile­ment déplacé face à une forme phallique, sachez que ce n’est ici pas totale­ment hors pro­pos. Pour preuve, je vous laisse devant une oeu­vre plus récente (1995) inti­t­ulée sobre­ment In Phal­li’s Field (phal­li’s = phal­lus, je n’ai pas besoin de vous faire un dessin je pense). Vous remar­querez en pas­sant que les murs sont tapis­sés de miroirs : c’est le principe des fameuses mir­ror room, dont je par­lerai plus en détails plus tard.

Pas­sons donc au côté plus provo­ca­teur de l’oeu­vre de Yay­oi Kusama : cer­tains hap­pen­ings, et autres élé­ments de biogra­phie. D’abord, il con­vient de not­er que dès l’en­fance, elle a eu un rap­port com­pliqué à la sex­u­al­ité : ses par­ents étaient abusifs envers elle. Sa mère l’oblig­eait à espi­onner les amantes de son père infidèle. Arrivée à New-York, il lui arrivait de se trav­e­s­tir en homme : elle a d’ailleurs une sorte d’ob­ses­sion pour le sexe — homo­sex­uel notam­ment — et pour le “trou du cul” (remar­quons qu’il s’ag­it d’un point comme un autre). Elle en par­le très large­ment dans son livre; out­re cela, elle crée une société d’homosexuels, et est par­mi eux la seule femme. Il lui arrive aus­si à l’époque d’or­gan­is­er des orgies privées, pen­dant lesquelles tout le monde par­tic­i­pait joyeuse­ment aux fes­tiv­ités, avec aus­si une très large con­som­ma­tion de sub­stances inter­dites. Elle s’y rend habil­lée en homme : le déguise­ment fonc­tionne si bien qu’elle racon­te une fois avoir du s’échap­per après qu’un homme l’ai con­duit au lit en pen­sant qu’elle en était un. Cette obses­sion pour le sexe est d’au­tant plus para­dox­al qu’elle con­fie aus­si en avoir peur — ce qui explique qu’elle organ­i­sait des orgies sans pour autant vrai­ment y par­ticiper.

Bref.

D’autres aspects sont tout aus­si illé­gal mais net­te­ment plus con­damnables (certes, une orgie, c’est illé­gal, mais ça ne fait de mal à per­son­ne) puis qu’elle racon­te elle-même com­ment avec des mem­bres de sa troupe, elle a essaye un soir de trou­ver un jeune japon­ais afin de lui vol­er sa vir­ginité anale — et oui, vous avez bien lu, il s’ag­it d’un viol.

Yayoi Kusama, Anatomic Explosion-Anti-War HappeningOut­re les descentes de police, le pla­giat et les ten­ta­tives de sui­cide — ses débuts son si peu renta­bles qu’un de ses proches essaie de con­va­in­cre son deal­er de lui acheter des pièces — Yay­oi Kusama est une artiste qui fait par­ler d’elle : la presse est un très bon moyen de pro­mo­tion, et le scan­dale est un très bon moyen de faire par­ler d’elle. Cela se voit dans cer­tains de ses hap­pen­ings, assez provo­ca­teurs. Cepen­dant, la provo­ca­tion n’est pas stérile, puisqu’elle est aus­si cou­plée à un mes­sage poli­tique : en 1968, elle investi ain­si Wall-Street avec Anatom­ic Explo­sion on Wall Street, une per­for­mance ayant pour but de dénon­cer la guerre du Viet­nam. La nudité est expliquée par le jeu de mot entre “atom­ic” et “anatom­ic” (les deux sont trans­par­ents), et per­met de rem­plac­er la vio­lence de la guerre par l’amour (peace and love, tout ça…). Wall Street est un lieu très sym­bol­ique pour effectuer un tel geste : c’est là que se trou­ve la bourse de New-York, et donc un des moyens de pro­duire l’ar­gent qui servi­ra ensuite à financer le con­flit. Si d’autres hap­pen­ings ont lieu à d’autres endroits de la ville (Cen­tral Park, Brook­lyn Bridge…), elle écrit aus­si une let­tre au prési­dent Nixon pour lui pro­pos­er de couch­er avec lui en échange de l’ar­rêt du con­flit. Une autre de ses per­for­mances a lieu en 1969 au MoMa (musée d’arts mod­ernes de New-York) : Grand orgy to awak­en the dead at the moma (Gigan­tesque orgy pour réveiller les morts au MoMa), où les huits par­tic­i­pants otent leurs vête­ments et se posi­tion­nent la fontaine du pavil­lon du musée, bien en vue des vis­i­teurs, afin de dénon­cer le con­flit. Effec­tive­ment, l’événe­ment fait la une de la presse.

La guerre n’est pas le seul thème de ses hap­pen­ings : dans l’un d’en­tre eux, tout aus­si provo­ca­teur à l’époque, elle organ­ise ce qu’elle dit être “le pre­mier mariage homo­sex­uel des États-Unis”, bien que l’u­nion n’a jamais été recon­nue légale­ment. La céré­monie se tient au 33 Walk­er Street au vil­lage de Green­witch, où l’artiste pos­sède alors une pro­priété ; c’est d’ailleurs elle qui tient la céré­monie, au nom de “l’église de la self-oblit­er­a­tion”. La tenue des mar­iés est aus­si par­ti­c­ulière : il s’ag­it d’un vête­ment d’orgie, dans lequels ils se trou­vent tous les deux. Selon elle, le but du vête­ment est de “réu­nir les gens et non de les sépar­er”. Quand à la per­for­mance, le but est clair : “mon­tr­er au grand jour ce qui a été caché jusqu’i­ci”, l’u­nion et l’amour homo­sex­uel n’ayant rien d’anor­mal psy­chologique­ment et physique­ment. Une posi­tion qui ne va mal­heureuse­ment pas tou­jours de soi aujour­d’hui.

Je ter­min­erai sur ses hap­pen­ings par l’évo­ca­tion de Nar­cis­sus Gar­den: la per­for­mance est réal­isée à la 33eme bien­nale de Venise (1966), à laque­lle l’artiste n’a pas été invitée offi­cielle­ment — mais pour laque­lle elle a reçu une autori­sa­tion ain­si qu’un finance­ment. Elle pro­duit ain­si 1500 boules réfléchissantes qui sont mis­es à l’ex­térieur du pavil­lon ital­ien. Les boules sont ven­dues par l’artiste à 2e pièce, et il est pos­si­ble de lire sur un des pan­neaux de l’ex­po­si­tion : “Your nar­cis­sum for sale” (votre nar­cis­sus à ven­dre). L’œuvre fait référence au mythe de nar­cisse, tombé dans l’eau alors qu’il admi­rait son reflet : en effet, le spec­ta­teur regar­dant l’oeu­vre est obligé d’y voir son reflet. Il s’ag­it d’un aspect qui se retrou­ve dans les mir­ror rooms et sur lequel Yay­oi Kusama joue sou­vent — l’his­to­ri­enne de l’art Jody Cul­ter dis­ait d’ailleurs au sujet de Kusama que le nar­cis­sisme était le sujet et la cause de son art. Mais c’est aus­si une cri­tique de la con­som­ma­tion et marchan­di­s­a­tion de l’art : elle y par­o­die ici l’échange économique qui va avec le marché de l’art et sa pro­duc­tion. L’oeu­vre est tou­jours acces­si­ble à dif­férents endroits, en fonc­tion des expo­si­tions. Comme le fait remar­quer Danielle Shang, le côté nar­cis­sique s’est vu ren­for­cé avec l’ap­pari­tion des réseaux soci­aux, puisque les gens vien­nent exprès se pren­dre en pho­to devant (ou leur reflet) afin de poster ce dernier sur inter­net et obtenir des vues et des j’aime.

Yayoi Kusama, mirror room Yayoi Kusama, infinity room

Il s’ag­it donc du moment par­fait pour embray­er sur les mir­ror rooms, ou infin­i­ty rooms ! Il s’ag­it de pièces, dans lesquelles on peut ou non ren­tr­er — par­fois, il n’est pos­si­ble de regarder à l’in­térieur que par un tout petit inter­stice, ce qui accentue le côté voyeur. Pour l’avoir vécue (j’ai pu ren­tr­er dans la mienne), l’ex­péri­ence est assez impres­sion­nante : je n’ai pu y rester que 45 sec­on­des, mais ces 45 sec­on­des parais­sent très longues, car il n’y a aucun autre bruit, et que les sens sont per­tur­bés. D’ailleurs, je suis vic­time de la remar­que de Danielle Shang, puisque que je n’ai pas pu m’empêcher de me pren­dre en pho­to et de la poster sur les réseaux — le résul­tat était d’ailleurs très flou. On a vrai­ment l’im­pres­sion de plonger dans l’in­fi­ni ! En réal­ité, les mir­ror rooms ne sont qu’une sous caté­gorie des infin­i­ty rooms, des pièces dont le but est d’of­frir au spec­ta­teur une expéri­ence de l’in­fi­ni. Cer­taines n’ont pas de miroirs mais des pois — elles ten­dent plus donc vers l’in­fin­i­ty net.

Tant qu’on est dans l’in­fi­ni, j’en prof­ite pour men­tion­ner l’in­stal­la­tion I’m here but I’m noth­ing (je suis ici mais je ne suis rien), qui reprend le thème de son hal­lu­ci­na­tion en pro­je­tant des points lumineux sur un mobili­er d’in­térieur :

Yayoi Kusama, I'm here but I'm nothing

Yayoi Kusama, I'm here but I'm nothing
Détail — il s’ag­it du mobili­er présent dans la pre­mière pho­to

Yayoi Kusama, un point dans l'univers Pour finir (car oui cet arti­cle touche enfin à sa fin !), Yay­oi Kusama touche aus­si à la mode : elle a fait de nom­breux vête­ments (dont des vête­ments d’orgie, présen­tant des trous aux endroits prop­ices) — il est d’ailleurs pos­si­ble de voir George Clooney por­tant une pièce d’une de ses col­lec­tions en cou­ver­ture d’un mag­a­zine. Sa mar­que de fab­rique est, comme vous pou­vez vous en douter, le pol­ka dot qui est omniprésent.

 Pour résumer, Yay­oi Kusama est une artiste qui sait se ven­dre — ses nom­breux scan­dales, mais aus­si ses oeu­vres de grande enver­gure et sa bonne maîtrise des jour­naux en ont fait une artiste au suc­cès inter­na­tion­al. Aujour­d’hui, ses arti­cles et pro­duits dérivés se vendent d’ailleurs assez cher com­paré à ce que c’est — on est donc loin de la cri­tique présente dans Nar­cis­sus Gar­den. Il s’ag­it d’une des plus grandes artistes con­tem­po­raines d’au­jour­d’hui : une car­rière inter­na­tionale, des sculp­tures, pein­tures, livres primés (inédits chez nous), mode, per­for­mances… Il y aurait encore énor­mé­ment de choses à dire, mais cet arti­cle est déjà beau­coup trop long ! On se retrou­ve bien­tôt avec un arti­cle plus court je l’e­spère (et qui, je l’e­spère aus­si, ne sera pas retardé pour cause de mal­adie). Quant au prochain de la série, je pro­jette pour le moment de le faire sur Berthe Morisot ~

À bien­tôt !

Bar­bara Fer­reres

2 réponses à “Yayoi Kusama, un point dans l’univers”

  1. Avatar de Okaasan

    Très intriguée par le tra­vail de Yay­oi Kusama, j’ai décou­vert cet arti­cle avec bon­heur. Je réalise que j’ignorais énor­mé­ment de choses con­cer­nant son oeu­vre et sa per­son­nal­ité !
    Ce sont les détails qui comptent que j’ai trou­vés ici : arti­cle absol­u­ment fasci­nant et très com­plet. Mer­ci Bar­bara !

    1. Avatar de La Dame au Thé

      Mer­ci Okaasan pour ta réponse si douce, je suis si heureuse d’avoir pu te faire décou­vrir cet univers unique ! J’e­spère arriv­er à faire d’autres arti­cles aus­si com­plets sur d’autres artistes con­nues, ma pile de livre d’arts me regarde au loin…

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