Mais avant de passer au sexe — et non, il ne s’agit pas d’une tentative pour vous faire rester — il y a quelque-chose dont il faut parler. En effet, quand on parle de statue, on visualise bien les statues en marbre type Grèce antique ou Michel-Ange. Du coup, une sculpture molle, qu’est-ce que c’est ? (C’est pareil mais en mou) Pour le comprendre, nous allons encore une fois faire un petit saut biographique (littéralement !). Les plus vivaces d’entre-vous se rappellent que notre artiste est née en 1929 : elle était donc vivante et hors de son berceau lorsque la seconde guerre mondiale éclate. Et si ce n’était pas le cas lors de la première, le Japon est cette fois-ci impliqué. Durant cette période, Yayoi Kusama se retrouve donc à confectionner des parachutes en toiles pour les soldats japonais. Certains voient dans l’action répétitive de coudre les mêmes choses en toile toute la journée la source
des sculptures molles de Yayoi Kusama — eh oui, elles sont molles parce qu’elle sont réalisées dans des matières qui ne sont pas dures.
Quelques exemples de sculptures molles
Ce qui est intéressant dans les sculptures molles, c’est qu’elles sont une sorte de reprise “inversée” des infinity nets : ce qui se trouvait avant sous forme de points sur un format plat est ici représenté en relief. Le motif du pois ne disparaît d’ailleurs pas : il est présent sur l’artiste, et sur certaines des sculptures, qui deviennent eux aussi un endroit sur lequel il est possible de projeter l’infini : après tout, lui aussi est partout. Elle fusionne d’ailleurs de manière plus littérale avec ses oeuvres, puisqu’elle fait partie à part entière de leur mise en scène photographique. Et si vous êtes cette personne qui pense souvent avoir l’esprit inutilement déplacé face à une forme phallique, sachez que ce n’est ici pas totalement hors propos. Pour preuve, je vous laisse devant une oeuvre plus récente (1995) intitulée sobrement In Phalli’s Field (phalli’s = phallus, je n’ai pas besoin de vous faire un dessin je pense). Vous remarquerez en passant que les murs sont tapissés de miroirs : c’est le principe des fameuses mirror room, dont je parlerai plus en détails plus tard.
Passons donc au côté plus provocateur de l’oeuvre de Yayoi Kusama : certains happenings, et autres éléments de biographie. D’abord, il convient de noter que dès l’enfance, elle a eu un rapport compliqué à la sexualité : ses parents étaient abusifs envers elle. Sa mère l’obligeait à espionner les amantes de son père infidèle. Arrivée à New-York, il lui arrivait de se travestir en homme : elle a d’ailleurs une sorte d’obsession pour le sexe — homosexuel notamment — et pour le “trou du cul” (remarquons qu’il s’agit d’un point comme un autre). Elle en parle très largement dans son livre; outre cela, elle crée une société d’homosexuels, et est parmi eux la seule femme. Il lui arrive aussi à l’époque d’organiser des orgies privées, pendant lesquelles tout le monde participait joyeusement aux festivités, avec aussi une très large consommation de substances interdites. Elle s’y rend habillée en homme : le déguisement fonctionne si bien qu’elle raconte une fois avoir du s’échapper après qu’un homme l’ai conduit au lit en pensant qu’elle en était un. Cette obsession pour le sexe est d’autant plus paradoxal qu’elle confie aussi en avoir peur — ce qui explique qu’elle organisait des orgies sans pour autant vraiment y participer.
Bref.
D’autres aspects sont tout aussi illégal mais nettement plus condamnables (certes, une orgie, c’est illégal, mais ça ne fait de mal à personne) puis qu’elle raconte elle-même comment avec des membres de sa troupe, elle a essaye un soir de trouver un jeune japonais afin de lui voler sa virginité anale — et oui, vous avez bien lu, il s’agit d’un viol.
Outre les descentes de police, le plagiat et les tentatives de suicide — ses débuts son si peu rentables qu’un de ses proches essaie de convaincre son dealer de lui acheter des pièces — Yayoi Kusama est une artiste qui fait parler d’elle : la presse est un très bon moyen de promotion, et le scandale est un très bon moyen de faire parler d’elle. Cela se voit dans certains de ses happenings, assez provocateurs. Cependant, la provocation n’est pas stérile, puisqu’elle est aussi couplée à un message politique : en 1968, elle investi ainsi Wall-Street avec Anatomic Explosion on Wall Street, une performance ayant pour but de dénoncer la guerre du Vietnam. La nudité est expliquée par le jeu de mot entre “atomic” et “anatomic” (les deux sont transparents), et permet de remplacer la violence de la guerre par l’amour (peace and love, tout ça…). Wall Street est un lieu très symbolique pour effectuer un tel geste : c’est là que se trouve la bourse de New-York, et donc un des moyens de produire l’argent qui servira ensuite à financer le conflit. Si d’autres happenings ont lieu à d’autres endroits de la ville (Central Park, Brooklyn Bridge…), elle écrit aussi une lettre au président Nixon pour lui proposer de coucher avec lui en échange de l’arrêt du conflit. Une autre de ses performances a lieu en 1969 au MoMa (musée d’arts modernes de New-York) : Grand orgy to awaken the dead at the moma (Gigantesque orgy pour réveiller les morts au MoMa), où les huits participants otent leurs vêtements et se positionnent la fontaine du pavillon du musée, bien en vue des visiteurs, afin de dénoncer le conflit. Effectivement, l’événement fait la une de la presse.
La guerre n’est pas le seul thème de ses happenings : dans l’un d’entre eux, tout aussi provocateur à l’époque, elle organise ce qu’elle dit être “le premier mariage homosexuel des États-Unis”, bien que l’union n’a jamais été reconnue légalement. La cérémonie se tient au 33 Walker Street au village de Greenwitch, où l’artiste possède alors une propriété ; c’est d’ailleurs elle qui tient la cérémonie, au nom de “l’église de la self-obliteration”. La tenue des mariés est aussi particulière : il s’agit d’un vêtement d’orgie, dans lequels ils se trouvent tous les deux. Selon elle, le but du vêtement est de “réunir les gens et non de les séparer”. Quand à la performance, le but est clair : “montrer au grand jour ce qui a été caché jusqu’ici”, l’union et l’amour homosexuel n’ayant rien d’anormal psychologiquement et physiquement. Une position qui ne va malheureusement pas toujours de soi aujourd’hui.
Je terminerai sur ses happenings par l’évocation de Narcissus Garden: la performance est réalisée à la 33eme biennale de Venise (1966), à laquelle l’artiste n’a pas été invitée officiellement — mais pour laquelle elle a reçu une autorisation ainsi qu’un financement. Elle produit ainsi 1500 boules réfléchissantes qui sont mises à l’extérieur du pavillon italien. Les boules sont vendues par l’artiste à 2e pièce, et il est possible de lire sur un des panneaux de l’exposition : “Your narcissum for sale” (votre narcissus à vendre). L’œuvre fait référence au mythe de narcisse, tombé dans l’eau alors qu’il admirait son reflet : en effet, le spectateur regardant l’oeuvre est obligé d’y voir son reflet. Il s’agit d’un aspect qui se retrouve dans les mirror rooms et sur lequel Yayoi Kusama joue souvent — l’historienne de l’art Jody Culter disait d’ailleurs au sujet de Kusama que le narcissisme était le sujet et la cause de son art. Mais c’est aussi une critique de la consommation et marchandisation de l’art : elle y parodie ici l’échange économique qui va avec le marché de l’art et sa production. L’oeuvre est toujours accessible à différents endroits, en fonction des expositions. Comme le fait remarquer Danielle Shang, le côté narcissique s’est vu renforcé avec l’apparition des réseaux sociaux, puisque les gens viennent exprès se prendre en photo devant (ou leur reflet) afin de poster ce dernier sur internet et obtenir des vues et des j’aime.
Il s’agit donc du moment parfait pour embrayer sur les mirror rooms, ou infinity rooms ! Il s’agit de pièces, dans lesquelles on peut ou non rentrer — parfois, il n’est possible de regarder à l’intérieur que par un tout petit interstice, ce qui accentue le côté voyeur. Pour l’avoir vécue (j’ai pu rentrer dans la mienne), l’expérience est assez impressionnante : je n’ai pu y rester que 45 secondes, mais ces 45 secondes paraissent très longues, car il n’y a aucun autre bruit, et que les sens sont perturbés. D’ailleurs, je suis victime de la remarque de Danielle Shang, puisque que je n’ai pas pu m’empêcher de me prendre en photo et de la poster sur les réseaux — le résultat était d’ailleurs très flou. On a vraiment l’impression de plonger dans l’infini ! En réalité, les mirror rooms ne sont qu’une sous catégorie des infinity rooms, des pièces dont le but est d’offrir au spectateur une expérience de l’infini. Certaines n’ont pas de miroirs mais des pois — elles tendent plus donc vers l’infinity net.
Tant qu’on est dans l’infini, j’en profite pour mentionner l’installation I’m here but I’m nothing (je suis ici mais je ne suis rien), qui reprend le thème de son hallucination en projetant des points lumineux sur un mobilier d’intérieur :
Détail — il s’agit du mobilier présent dans la première photo
Pour finir (car oui cet article touche enfin à sa fin !), Yayoi Kusama touche aussi à la mode : elle a fait de nombreux vêtements (dont des vêtements d’orgie, présentant des trous aux endroits propices) — il est d’ailleurs possible de voir George Clooney portant une pièce d’une de ses collections en couverture d’un magazine. Sa marque de fabrique est, comme vous pouvez vous en douter, le polka dot qui est omniprésent.
Pour résumer, Yayoi Kusama est une artiste qui sait se vendre — ses nombreux scandales, mais aussi ses oeuvres de grande envergure et sa bonne maîtrise des journaux en ont fait une artiste au succès international. Aujourd’hui, ses articles et produits dérivés se vendent d’ailleurs assez cher comparé à ce que c’est — on est donc loin de la critique présente dans Narcissus Garden. Il s’agit d’une des plus grandes artistes contemporaines d’aujourd’hui : une carrière internationale, des sculptures, peintures, livres primés (inédits chez nous), mode, performances… Il y aurait encore énormément de choses à dire, mais cet article est déjà beaucoup trop long ! On se retrouve bientôt avec un article plus court je l’espère (et qui, je l’espère aussi, ne sera pas retardé pour cause de maladie). Quant au prochain de la série, je projette pour le moment de le faire sur Berthe Morisot ~
À bientôt !
Barbara Ferreres
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