Corpus :
- Vigarello, Georges, Histoire de la beauté, l’art d’embellir les corps de la Renaissance à nos jours (2004), Éditions du Seuil, Points Histoire, Paris, 352p.
- Froidevaux-Metterie, Camille, « La beauté féminine, un projet de coïncidence à soi », Le Philosophoire (2012), vol.2, no.38, pp.119–130
- Braizaz, Marion, « Feminity and Fashion : How Women Experience Gender Roles Through their Dressing Practices, (2019), Cadernos de Arte e Antropologia, vol.8, no.1, pp.59–76
Devoir réalisé pour le master 1 études culturelles en 2019
Introduction
Les ouvrages choisis sont Histoire de la beauté (2004) de Georges Viagrello, l’article « La beauté féminine : un projet de coïncidence à soi » (2018) de Camille Froidevaux-Metterie et « Feminity and Fashion : How Women Expérience Gender Role Through their Dressing Practices » (2018) de Marion Braizaz. Tous traitent des pratiques d’habillement et d’embellissement du corps, avec un regard particulier posé sur les femmes. En effet, bien que l’Histoire de la beauté proposée par Vigarello se veuille mixte, force est de constater que les femmes sont au cœur de son ouvrage, comme elles sont au cœur de ces pratiques. Il écrit lui-même à ce sujet « l’histoire de la beauté ne saurait échapper à celle du genre et des identités » (p.XIV). Ainsi, il apparaît que les femmes construisent leur identité de genre grâce aux pratiques de beauté. Il est dès lors possible de se demander ce que cela dit des relations entre les deux sexes, et du rôle de l’histoire culturelle dans l’étude de ces représentations. Après une synthèse des trois éléments du corpus, il sera vu en quoi normer le corps des femmes représente les enjeux de domination auxquelles elles sont sujettes, puis comment elles se le réapproprient ou non pour exprimer leur moi intérieur.
Première partie : incarnations de la féminité et de la masculinité comme un positionnement social
D’abord, le livre de Vigarello, Histoire de la beauté, retrace l’histoire des pratiques liées à la beauté et au corps de la Renaissance jusqu’à nos jours. Il montre l’importance des représentations collectives – les standards de beauté étant liés à une époque et une société – mais aussi celle des considérations mentales et matérielles dans l’élaboration du Beau. Cela le conduit rapidement à dire que le sexe féminin est celui de la beauté : « La beauté valorise le genre féminin au point d’en paraître comme l’achèvement » (p.27), ce qui introduit la dimension genrée dans la considération
de celle-ci. Cette dimension permet de faire le lien avec l’article « La beauté féminine : un projet de coïncidence à soi » où Froidevaux-Metterie conçoit la beauté féminine comme « projet ». Selon elle, l’existence de la femme est nécessairement incarnée, d’avantage même que celle de l’homme. Ainsi, lorsqu’elle entreprend de « s’orner », c’est pour correspondre à qui elle est intérieurement. Cette idée est reprise par l’autrice de « Feminity and Fashion : How Women Expérience Gender Role Through their Dressing Practices » : elle fait le point sur une série d’enquêtes menée auprès de françaises sur leurs habitudes vestimentaires et leur rapport à la féminité. Elle en dégage quatre positionnements possibles : un rapport réussi, ironique, par défaut ou flottant. Ainsi, les pratiques vestimentaires du « beau sexe » représentent non-seulement les conceptions d’une société à un moment donné, mais viennent traduire le rapport de la femme à soi et aux autres, ce qui en fait un outil d’analyse utile des questions de domination genrée.
En effet, Vigarello montre à plusieurs reprises les différents enjeux de domination masculine inscrits dans l’esthétique féminine. Cette inscription se traduit de manière différente en fonction des époques, ce qui montre les différences perçues entre les genres. Pour lui, le « partage » entre les genres se fait durablement dès le XVIe siècle : « Un partage se fait pourtant ici, orientant nettement, et pour longtemps, les genres vers deux qualités opposées : la force pour l’homme, la beauté pour la femme » (p.29). La beauté est d’abord destinée aux hommes : « récréer et réjouyr l’homme fatigué et lassé » (p.29). Au XVIIe siècle, cela se traduit notamment par un « artifice » toléré en public, mais pas dans la sphère privée, lieu de « sincérité » (p.87) : perçu comme un « défi féminin » (p.87), il pourrait être un signe d’affirmation de la femme, démarche nécessairement subversive à un époque où elle n’existe pas encore comme sujet de droits. Cette « méfiance » montre une volonté consciente ou non de contrôle du corps de la femme. Historiquement, cela se traduit par une volonté de redresser les corps, des vêtements qui entravent les mouvements ou des critères de beauté qui rejoignent l’idéal de la morale religieuse – bien que comme le montre la cinquième partie, le style « garçonne » correspond à « L’illusion d’avoir conquis des droits. Celui au moins de refuser le corset » (p.193), puisqu’il ne s’accompagne pas d’une réelle émancipation de toutes les femmes. Si le contrôle n’est plus dans les restrictions physiques imposées par les tenues, il se fait de manière plus insidieuse : selon les théories de l’économiste Heidi Hartmann rapportées par Joan Scott dans « Le genre : une catégorie d’analyse historique utile ? » il faut « considérer le patriarcat et le capitalisme comme deux systèmes séparés, mais en interaction » (p.132). Or, le marché des cosmétiques (entre autres) explose entre la fin du XIXe siècle et le début du XIXe siècle : il devient accessible à toutes (Vigarello, 2004). Ainsi, les modalités de contrôle se sont déplacées. Ainsi, selon l’article de Braizaz, les injonctions à la minceur sont un autre outil de contrôle du corps des femmes. Cela s’explique dans un premier temps par une mutation : le corps, auparavant couvert, se découvre, le laissant voir dans son intégralité. Le regard sur les corps devient donc de plus en plus chiffré, : de bonnes mensurations sont synonymes de santé, tandis que grandit la peur du surpoids Au fil des décennies, ces injonctions se font de plus en plus pressantes (Vigarello, 2004). Cela rejoint les théories de Pascal Ory sur l’histoire culturelle, puisqu’il dit que la société est le siège des représentations, et non le mental. Néanmoins, ces dernières s’ancrent très fortement dans la compréhension du monde et de soi des individus. Ainsi, une étude menée en 2017 auprès de femmes par Russel B. Clayton, Jessica L. Ridgway et Joshua Hendrickse montre que l’exposition à des modèles minces conduit à un plus grand mal-être ainsi qu’une perception plus négative de son corps, alors que ce sont justement ces modèles qui sont majoritaires dans les médias.
On voit bien ici comment l’expérience individuelle des femmes s’inscrit dans l’ensemble des représentations collectives, qui est le fait de l’histoire culturelle. Ces représentations les positionnent dans la société. Elles se retrouvent face à une féminité idéale, et leur rapport quant à cette dernière dépend de critères comme la volonté de « sacrifice » ou encore l’aspect financier (Braizaz, 2019). Comme il a été dit précédemment, le capital financier se présente comme un outil de domination : ici, il devient un moyen d’aliénation physique et mental. En effet, Braizaz écrit à propos de la « féminité par défaut » : « Elles ont aussi le sentiment intime de « rater » leur féminité. Ces femmes admirent les standards de la mode sans avoir la capacité (principalement financière) de les rejoindre. […] Leur liberté d’action est réduite, ce qui les conduit à un embarras social » (p.71).
Deuxième partie : l’incarnation des codes esthétiques comme rapport à soi
Il existe cependant des rencontres heureuses ou des approches plus distantes de la féminité selon cette même autrice : ces « projets » (Froidevaux-Metterie, 2012) invitent à penser la beauté féminine comme une preuve extérieure d’un respect de soi-même et des autres. Il s’agit aussi d’un moyen d’exprimer sa personnalité (Vigarello, 2004, Froidevaux-Metterie, 2012, Braizaz, 2019). Comment s’inscrit la femme dans les critères de ce qui est considéré beau dans notre société ? Quelle est sa démarche, sa marge de manœuvre ?
Pour interroger cet ancrage, il convient de s’intéresser à ses réussites et ses échecs. Il été vu précédemment que les « échecs » de correspondance avec les représentations collectives de la féminité peuvent donner à l’individu une sensation d’échec personnel et conduite à un manque de confiance en soi (Braizaz, 2019), ce qui peut être vu comme une forme d’aliénation. Pour comprendre ce sentiment, il peut être utile de faire un détour par l’article de Judith Butler : « Performative Acts and Gender Constitution : An Essay in Phenomenology and Feminist Theory » (1988). Selon elle, le genre n’est pas une « identité stable » mais est construit dans le temps par une répétition d’actions : il est pour elle inscrit dans l’embellissement des corps et dans la manière de se comporter en société – c’est en cela qu’il est « performatif ». Le genre apparaît donc comme une construction, dont les pratiques vestimentaires et cosmétiques sont une composante. Ce qui explique aussi le sentiment de bien-être ressenti par les femmes qui arrivent à correspondre à ces normes, comme le montrent les témoignages rapportés par Braizaz. : de plus, on voit que celles qui arrivent à correspondre aux normes attribuées à leur genre en retirent un avantage social. Cependant, elles indiquent aussi en retirer un avantage personnel, ce que l’intériorisation des normes esthétiques imposées aux femmes dès l’enfance ne parvient pas à expliquer. En effet, les femmes seraient « toujours en relation », l’importance de l’image renvoyée s’explique donc parce qu’ « elle est la projection de soi vers le regard d’autrui, elle est l’interface précieuse qui permet à la relation de se nouer […].
La quête de beauté peut alors être interprétée comme une tentative de définition corporelle de soi permettant la présentation subjective de soi » (Froidevaux-Metterie, 2012). Ainsi, les pratiques d’embellissement permettent de s’approprier, voire de se réapproprier son corps. C’est « un travail de réinvestissement positif […] après que celui-ci ait été réduit au statut minorant d’outil au service de la domination masculine » (p.127). Bien qu’il a été mentionné précédemment comment la domination masculine s’inscrit toujours dans certaines pratiques féminines, cela n’empêche pas les femmes de réinvestir ces pratiques. C’est pourquoi la notion de « réappropriation » ici est centrale. Par leur démarche, ces femmes font leur des outils qui leur étaient destinés, mais ne leur appartenait pas totalement, ce qui leur permet aussi de réaffirmer leur corps comme étant le leur. La notion de respect de soi est ainsi capitale dans le discours de certaines femmes, tandis que celles qui n’ont pas recours à ces pratiques et manquent de confiance en leur apparence ont l’impression de ne rien faire pour se sentir bien (Braizaz, 2019). En fait, cette notion de respect coïncide avec le fait que cela leur permet de s’exprimer en tant qu’individu : ainsi, le respect d’elles-mêmes passe par celui de leur véritable identité, en lui permettant notamment de s’incarner de manière concrète dans leur apparence physique.
Troisième partie : Féminités : une négociation pas toujours aisée
Néanmoins, s’il a été dit précédemment que certaines femmes retiraient un bénéfice social de la coïncidence de leur apparence avec les représentations sociales de la féminité – ce qui motive certains projets négociés, surtout concernant la présentation en milieu professionnel (Braizaz, 2019) – il ne s’agit pas d’une explication suffisante. En effet, à partir du XVIIe siècle, la beauté s’individualise lentement : de l’importance accordée à l’absolu, on passe à celle du sentiment, du relatif, puis de l’intériorité, ce qui ouvre la voie à des pratiques de beauté de plus en plus poussées et individualisées (Vigarello, 2004). Pourquoi cette quête est-elle si importante ? En effet, il peut presque apparaître paradoxal qu’une femme se donne autant de mal à apparaître comme « elle-même » alors que ces codes dépendent nécessairement des représentations collectives qui ont court dans la société où elle vit. Pour comprendre ce phénomène, Froidevaux-Metterie invite à comprendre cette expérience d’un point de vue biologique, en se basant sur des théories à propos du vivant en général. Elle cite notamment le zoologue Adolf Portmann, pour qui le vivant a « une tendance cohérente à s’auto-représenter, à apparaître par ce qu’il est, indépendamment de toute utilité sociale ou autre » (p.128). C’est pourquoi l’autrice considère cette démarche comme positive, alors même qu’elle est parfois décriée par certaines féministes. En effet, il est possible d’objecter que le temps consacré au travail esthétique est du temps perdu sur le temps du travail « productif » auquel les hommes ne sont pas soumis, de plus qu’il est une charge mentale supplémentaire qui pèse même sur les femmes qui n’y ont pas recours. Cependant, ce temps passé leur permet de s’affirmer comme « sujet digne d’être orné » : cela permet à la femme de revendiquer sa valeur en tant que telle et en tant qu’individu (Froidevaux-Metterie, 2012), ce qui semble important dans une société où les apports des femmes sont encore dévalorisés. Cela rend également possible une démarche positive, « d’augmentation de soi » (Froidevaux-Metterie, 2012 ; 130). Interrogées, certaines femmes rapportent aussi cet aspect ; « Prendre soin de moi est très important. Ce n’est pas une guerre » (Braizaz, 2019 ; 67). Cette posture est aujourd’hui facilitée par l’androgynisation de la mode (Vigarello, 2004). Ainsi, cela élargirait pour les femmes le spectre des expressions possible de la féminité (Froidevaux-Metterie, 2012) avec des positions où cette dernière est quasiment niée (Braizaz, 2019). Même dans ce dernier cas, les femmes ont plus de pression que les hommes à s’auto-représenter, ce qui montre l’importance de la considération des questions de genre lorsqu’il est question de représentation.
De même, si la négociation entre son apparence corporelle et son intériorité n’est pas toujours possible, force est de constater qu’elle se fait aujourd’hui avec plus de liberté que ce qui a pu être autorisé dans le passé. Ainsi, il est possible de dire que l’individu à tout de même une marge de manœuvre. Néanmoins, comme il a été vu que cela impliquait des paradoxes : la position des femmes par rapport à leur féminité n’est pas hétérogène et en cette manière, il n’est pas possible de dire que les rituels de soin soient un moyen de libération féminine. L’individu s’ancre de différentes manières, négociant sa position en fonction de son capital économique et de ses goûts. Ces goûts illustrent généralement les conceptions plus globales d’une société. La démarche d’embellissement peut dès lors être vue comme une démarche de « réappropriation » de son corps, cette interface qui permet de faire le lien entre le sujet féminin et les autres.
En un mot
Les textes étudiés montrent à quel point les représentations liées au genre et ses enjeux s’ancre dans l’esthétique des corps. Cela est d’autant plus saillant dans le cas des femmes que leur existence est perçue, à tort ou à raison, comme plus ancrée dans la matérialité que celle des hommes. Le recours à l’histoire culturelle est alors intéressant, car la discipline permet d’étudier les représentations collectives et de voir ce qu’elles disent du social, ce qui est central lorsqu’il est question du genre. Parler des rituels d’embellissement, c’est ainsi parler de la place de la femme, d’enjeux de pouvoir et de domination, de classes sociales, mais aussi des relations interpersonnelles et de politique.
Bibliographie
Braizaz, Marion, « Feminity and Fashion : How Women expérience Gender Role Through their Dressing Practices » (2019), Cadernos de Arte e Antropologia, vol.8, no.1, pp.59–76
Butler, Judith, « Performative Acts and Gender Constitution : An Essay in Phenomenology and Feminist Theory » (1988), Theatre Journal, vol. 40, no.4, pp.519–531
Clayton, Russel B., Ridgeway, Jessica L., Hendrickse, Joshua, « Is Plus Size Equal? The Positive Impact of Average and Plus-Sized Media Fashion Models on Women’s Cognitive Resource Allocation, Social Comparisons, and Body Satisfaction » (2017), Communication Monographs, vol.84, no.3, pp.406–422
Froidevaux-Metterie, Camille, « La beauté féminine : un projet de coïncidence à soi » (2012), Le Philosophoire, vol.2, no.38, pp.119–130
Ory, Pascal, L’histoire culturelle (2019), Que sais-je ?, Presses Universitaires de France, Paris, 128p.
Scott, Joan, Varikas, Eleni, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique » (1988), Les cahiers du GRIF, no.37–38, Le genre et l’histoire, pp.125–153
Vigarello, Georges, Histoire de la beauté, Le corps et l’art de l’embellir de la Renaissance à nos jours (2004), Éditions du Seuil, Points Histoire, Paris, 352p.
Laisser un commentaire